Jusqu’où peut-on faire confiance aux sondages ?

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Médias et journaux regorgent de sondages d’opinions. Cependant, rares sont les fois où ils sont accompagnés d’informations permettant de comprendre comment ils sont réalisés et par qui. Mais alors, qu’est-il possible de faire dire aux sondages et aux chiffres qui les composent ? Hugo Touzet, docteur en sociologie et travaillant sur les groupes professionnels et l’opinion publique répond à nos questions.

Quai des Savoirs : Comment, par qui et pour qui les sondages sont-ils réalisés aujourd’hui ? Pourriez-vous l’illustrer sur un exemple comme les sondages pré-élections ou autre exemple (climat ?…)… ?

Hugo Touzet : Le sondage désigne une méthode statistique qui consiste à n’interroger qu’une petite partie de la population et, dans des conditions scientifiquement établies, à généraliser les résultats à l’ensemble de la population. Des sondages sont donc réalisés par des chercheuses et chercheurs sur des sujets très divers (santé publique, médecine, biologie, sociologie, science politique, etc.), mais aussi par des entreprises privées qui se sont spécialisées dans la vente de sondages. Ces « instituts de sondages » vendent très majoritairement des sondages marketing confidentiels, pour aider les entreprises à comprendre un marché ou à mieux connaitre leur clientèle, mais sont connus du grand public grâce aux « sondages d’opinion ». 

Ce type de sondage consiste à interroger un échantillon dit « représentatif » de la population, c’est-à-dire ayant les mêmes caractéristiques que la population générale (même proportion d’hommes et de femmes, d’ouvriers et de cadres, d’urbains de ruraux, etc.), pour connaitre son opinion ou ses comportements sur un sujet précis. Ces sondages peuvent être commandés par le Gouvernement, les médias, les partis politiques, les syndicats, les entreprises privées ou encore les associations et les ONG. Ils peuvent servir aux commanditaires à mieux comprendre la population pour adapter leurs stratégies, mais aussi à légitimer leur point de vue en publicisant les résultats. Ainsi par exemple dans le cadre d’une lutte climatique autour de l’installation d’une centrale nucléaire, un lobby de l’énergie peut commander un sondage pour mettre en avant la perception positive qu’ont les habitants des potentielles retombées économiques sur la région, alors qu’une association écologiste pourra commander un autre sondage pour insister sur la crainte que suscite le projet dans la population.

Quai des Savoirs : Peut-on réellement faire dire ce qu’on veut aux chiffres ? Dans quelle mesure ?

Hugo Touzet : Comme toute statistique (taux de propagation d’un virus, chiffres du chômage, évolution de l’inflation, etc.) les chiffres de sondage sont une construction. Il ne faut pas entendre par là qu’ils n’ont aucune réalité, où qu’ils sont purement factices, mais simplement prendre conscience du travail de mise en nombre qu’ils présupposent. Ainsi affirmer que « 75 % des Français soutiennent un mouvement de grève » implique un ensemble d’opérations préalables qui n’ont rien d’évidentes : il faut d’abord s’accorder sur le sujet que l’on souhaite étudier (Pourquoi celui-ci et pas un autre ?), réfléchir à l’échantillon que l’on va interroger, à la manière de formuler les questions, à l’ordre dans lequel elles sont posées, au mode d’administration du questionnaire (en ligne, en face à face, par téléphone), à la temporalité de l’administration, au traitement des résultats bruts obtenus, etc. Chacune de ces étapes peut avoir une influence sur le résultat publié. Avec le savoir-faire nécessaire il est donc possible d’orienter un questionnaire ou de formuler les questions de telle sorte que l’on obtienne des résultats attendus. Il est alors particulièrement important de ne pas avoir une attitude passive face aux chiffres de sondages, mais de chercher soi-même à évaluer leur fiabilité.

Quai des Savoirs : Est-il possible d’apprendre à lire un sondage ? comment ? Est-ce que cela est enseigné d’une manière ou d’une autre ?

Hugo Touzet : Depuis 2018, la thématique de l’opinion publique et des sondages est enseignée en classe de 1ère dans les cours de SES. Au vu de la profusion de sondages aujourd’hui, cela parait très insuffisant. S’il n’est évidemment pas question que tout le monde devienne un ou une experte des sondages et des méthodes statistiques en général, il est indispensable que tout citoyen possède un savoir minimal lui permettant de décrypter les chiffres auxquels nous sommes toutes et tous exposés. Quelques petits réflexes peuvent déjà aider à s’y retrouver.

Le premier conseil, à appliquer dès que possible, est d’essayer de remonter à la source. Plutôt que de se fier à un chiffre évoqué isolément dans un article de presse, un post sur les réseaux sociaux ou une discussion, il est préférable d’aller chercher le sondage dont il est issu. À noter que les instituts de sondage publient très régulièrement leurs études sur leur site internet. Dans le cadre des sondages pré-électoraux, le mieux est d’aller consulter la « notice » librement accessible sur le site de la Commission des sondages. 

Lorsque l’on a le sondage sous les yeux, que regarder ? En premier lieu, il faut consulter la « notice méthodologique » présente en début de tout sondage. On y trouve des éléments essentiels pour évaluer la fiabilité de l’enquête : 

  • La taille de l’échantillon : pour un sondage portant sur la population dans son ensemble, on estime qu’en dessous de 1000 personnes l’échantillon est un peu faible.
  • Le mode d’administration : une enquête par internet auprès d’une population de personnes âgées très peu connectées serait par exemple problématique. 
  • La date de la passation : conduire un sondage sur le sentiment d’insécurité juste avant ou juste après un attentat terroriste risque de ne pas donner les mêmes résultats.
  •  Les « quotas » appliqués, c’est-à-dire les caractéristiques retenus pour construire son échantillon. Il y en a souvent cinq : sexe, âge, profession (PCS), région, catégorie d’agglomération.

Ensuite, il faut veiller à la manière dont sont formulées les questions, s’assurer qu’elles orientent le moins possible la réponse. L’ordre des questions est également très important.

De manière générale, il faut toujours considérer le sondage pour ce qu’il est : une information, à un instant t, qui est susceptible de bouger, d’évoluer et qui ne peut être utilisé pour dire ce qui est « juste » ou « vrai ». 

Quai des Savoirs : Quelle place les sondages et les chiffres occupent-ils dans notre quotidien, au cœur des médias d’une manière générale ? Pourrait-on s’en passer ?

Hugo Touzet : Les sondages sont devenus omniprésents, en particulier dans le traitement et l’analyse de l’actualité politique. Cela est particulièrement vrai lors des périodes de campagnes électorales, parfois même jusqu’à saturation. Ils sont pourtant une information intéressante pour mieux comprendre les mouvements de l’opinion. Plutôt que de parler d’opinion publique au singulier, il faudrait d’ailleurs mettre le terme au pluriel, dans la mesure où ce qui est intéressant c’est d’observer comment se structurent les opinions autour d’un sujet. Savoir que « 51 % des Français sont contre un projet de loi » n’est pas une information en soi, il faut se demander quel est le profil de celles et ceux qui y sont opposés, ou favorables, de ceux qui n’ont aucun avis sur la question, etc.

Enfin, si les sondages sont une modalité pertinente pour analyser les phénomènes politiques et les évolutions sociales, ils ne sont qu’un moyen parmi d’autres. En période électorale les sondages ne disent rien de l’ambiance et de la sociologie d’un meeting politique, ils n’aident pas à comprendre les rapports de forces internes aux partis et ils n’apportent pas grand-chose à la compréhension des stratégies des candidats. 

Le problème réside donc moins dans le sondage lui-même que dans la politique éditoriale de certains médias, notamment d’information en continu, qui substituent trop souvent la commande et le commentaire de sondage à l’investigation et au travail journalistique de terrain.


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Hugo Touzet

est docteur en sociologie et ATER à Sorbonne Université (Gemass). Ses recherches portent sur le travail, les groupes professionnels et l’opinion publique. Il fait parti du collectif Focale (FOndement de la Crise des ALternatives) et est l’un des auteurs de Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017 (éditions du Croquant).