Vers des souvenirs synthétiques ?

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Entretien avec Marta Handenawer, directrice de création et de recherche au studio barcelonais Domestic Data Streamer dirigé par Pau Garcia. Elle conduit le projet Synthetic Memories, présenté au festival Lumières sur le Quai 2024 sous la forme d’une installation photo et vidéo.

Propos recueillis en juillet 2024.


Synthetic Memories est un projet collaboratif autour du thème de la mémoire et de sa matérialisation visuelle grâce aux outils de l’intelligence artificielle. Pourquoi avoir réuni une équipe aux compétences aussi diversifiées ?

Domestic Data Streamer compte, depuis dix ans, une trentaine d’artistes, designers, ingénieurs, philosophes, psychologues, ou journalistes. J’ai pour ma part étudié le dessin et je termine un master en philosophie contemporaine. Cela me permet non seulement de diriger la partie créative du projet mais aussi d’assumer la dimension éthique voire politique des images que nous produisons. Ensemble, nous interrogeons la distance qui existe entre les personnes, les humains, l’information et les données. Notre objectif est de proposer des langages alternatifs au numérique. 

Vous expérimentez la relation entre intelligence artificielle générative et mémoire. Pourquoi la mémoire ?

Le projet est né d’un certain nombre d’expériences personnelles autour de la mémoire et de l’IA. Nous expérimentons des modèles pour représenter les mémoires non documentées et montrer le rôle de l’IA, qui fournit des données regroupées très complexes dans des schémas assez autonomes. La mémoire est, à sa manière, une donnée. Par exemple, si nous parlons d’émigration :  un fichier Excel nous dira que 3000 personnes ont fait telle traversée à telle période. Mais cette donnée peut aussi s’exprimer en 3000 histoires, 3000 mémoires d’émigration qui ne sont plus des données numériques mais un autre type de données. C’est ce matériau que notre groupe travaille organiquement. Comment représenter des mémoires non documentées puisqu’elles se situent dans le cerveau et qu’elles n’existent pas sous un registre physique ?  L’intelligence artificielle devient notre outil, notre agent de médiation entre la mémoire et la construction que nous en tirons sur le papier. 

Quel est le processus qui conduit aux images et aux vidéos que vous présentez ?

Une personne décrit ce qu’il ou elle a en mémoire. L’IA nous permet ensuite de produire très rapidement une image qui représente ce souvenir. Dans un second temps, il y a des possibilités d’amélioration par approches successives, que nous montrons dans l’exposition : une fois que la personne voit la première image tirée du récit de sa mémoire, elle peut demander des modifications, affiner, aller dans les détails. Nous programmons autant de fois que nécessaire, pour approcher le plus possible du souvenir. On enrichit l’image de représentation du passé grâce aux millions d’images qui ont servi à l’apprentissage de l’IA. Nous avons ainsi entraîné un modèle avec des images d’espaces intérieurs des maisons à Barcelone dans les  années 1920 à 1940. L’IA peut les convoquer quand des personnes âgées évoquent un souvenir de ces époques. Nous adaptons nos modèles selon les mémoires à représenter.

À quoi servent les images que vous tirez de ce travail ?

Nous travaillons à ce que les personnes puissent connecter avec les images que nous produisons. Il ne s’agit pas de les rendre parfaitement représentatives, comme une photographie, mais plutôt de permettre une familiarité des personnes avec elles. L’image devient alors un support pour partager ses souvenirs. L’IA permet une représentation visuelle, qui génère de la communauté, du dialogue. Nous allons évaluer si ce procédé peut-être inclus à l’hôpital dans les thérapies dites « de réminiscence »,  à destination de personnes souffrant d’Alzheimer ou de démence. Le recueil de souvenirs stimule en effet le cerveau et pourrait ralentir le processus de vieillissement. 

Quels sont les risques de dérives, comment éviter que les images produites ainsi ne soient détournées ? 

On présente l’IA comme un outil « neutre », mais cela est faux. Les outils, les logiciels IA sont produits par des industriels qui ont des intérêts concrets. Ils ont un impact économique, écologique. L’IA est toujours porteuse d’un système de valeurs orienté, voire faux. Dans notre processus, nous croisons beaucoup de données mais jamais nous ne cherchons à générer une image dans le registre photographique de la réalité. Au contraire, nous réalisons des images floues et granuleuses, en utilisant des outils numériques anciens. Cela nous intéresse qu’il y ait des fictions, des hallucinations. L’équipe artistique assume la responsabilité de l’utilisation des images et décide des lignes à ne pas franchir. Car utiliser ces outils peut entraîner des discriminations. Notre pluridisciplinarité est un atout important pour mieux affronter ce problème éthique de représentation.

Domestic Data Streamers


Installation à Lumières sur Quai 2024

Découvrez le projet artistique et scientifique, à l’intersection de la technologie et de l’expérience humaine, présenté à l’occasion de la 10e édition du festival.


Crédit photo en tête : Domestic Data Streamers @elisabetmateeu

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