- sciences sociales
Rencontre avec Mehdi Moussaïd, la passion d’un « foulologue »
[INTERVIEW] Commissaire de l’exposition « Comme des Moutons présentée au Quai des Savoirs, Mehdi Moussaïd explore la science du comportement des foules.
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Fouloscopie : terme inventé par Marion Montaigne, l’autrice des bandes dessinées Tu mourras moins bête, il est repris ensuite par le chercheur Mehdi Moussaïd, commissaire scientifique de l’exposition Comme des Moutons ?. Il désigne les analyses, par différentes spécialités scientifiques, des comportements des foules. La science du comportement des foules se divise en trois axes principaux : le déplacement collectif, la contagion sociale et l’intelligence collective.
Vous vous passionnez pour les foules, au point de leur consacrer l’ensemble de vos recherches.
Mon sujet de doctorat, qui concernait le déplacement des foules, s’est révélé beaucoup plus riche que je ne l’avais imaginé au départ. Il permet de s’intéresser aussi bien aux grandes foules des pèlerinages qu’à celles liées à des accidents ou des catastrophes naturelles et il me passionne. J’ai ouvert mes recherches aux réseaux sociaux, pour étudier les foules virtuelles en ligne qui présentent des comportements collectifs semblables aux foules physiques.
Vous comparez les foules à des fleuves, des dunes ou des rivières. Pourquoi ?
Ce n’est pas une comparaison qui m’est propre. Scientifiquement parlant, le comportement d’une foule appartient à la même famille de systèmes que les tas de sable ou les grains de riz, selon ce que l’on appelle techniquement la physique de la matière granulaire. D’autres regroupements appartiennent à cette grande famille : les bancs de poissons, les vols d’oiseaux, tous ces systèmes composés d’un grand nombre de petites choses, localement en interaction les unes avec les autres, qu’elles soient vivantes ou non, humaines ou non.
La foule s’étudie sous un angle très multidisciplinaire.
Absolument. Elle relève à la fois des sciences cognitives et de la psychologie sociale, en particulier les foules de faible densité (on se demande comment les gens sont influencés par ceux qui sont autour, comment ils collectent les informations, ou comment ils s’adaptent aux autres). Au fur et à mesure que la densité de la foule augmente, avec un plus grand nombre de personnes au mètre carré et des gens de plus en plus serrés, on a de moins en moins de marge de décision, la pression des gens autour de soi est plus forte, et, à ce moment-là, cela relève de la matière granulaire. Lorsque la foule devient très très dense, on se trouve dans la mécanique des fluides. On oublie les individualités pour observer le tout. Il y a donc une sorte de continuité en fonction de la densité, qui fait passer d’une discipline scientifique à l’autre.
Vous dites que la foule peut se montrer excessive si vous la frustrez, mais aussi capable de mobiliser des capacités intellectuelles hors du commun. Elle a donc une existence propre ?
Le comportement collectif d’un grand groupe de personnes agit comme une loupe, amplifiant ce que les gens qui la composent ont en commun. Des personnes en colère isolées chez elles ne font pas grand-chose, mais s’il s’agit d’un groupe qui marche ensemble dans la rue, cette colère est exacerbée et peut entraîner de la violence. C’est également vrai pour la joie après une victoire sportive. On peut parler de « contagion sociale ».
Il existe également une branche de l’étude des foules assez récente qui concerne ce que l’on appelle l’intelligence collective. Elle consiste à se demander si une foule peut réaliser des choses plus intelligentes que les personnes qui la composent ne le feraient individuellement. Et la réponse est oui. Un exemple en est Wikipédia, l’encyclopédie collective en ligne, pour laquelle une foule de participants mettent en commun des connaissances de façon structurée. Cela peut aller plus loin, avec des prises de décision collectives comme le vote, pour résoudre des problèmes complexes. Plus sophistiqué encore : dans un projet récent, nous avons fait jouer une foule aux échecs (par le vote dans différentes conditions), et nous nous sommes rendu compte que les personnes font mieux collectivement que séparément. On parle » d’émergence » : une propriété différente de la somme des composants de la foule. L’intelligence collective est une propriété émergente.
Vous travaillez en temps réel avec le public, en ligne. Qu’étudiez-vous avec lui et comment ?
J’aime partager les connaissances. J’ai créé une chaîne Youtube, à l’origine pour présenter nos recherches, puis j’y ai vu une étonnante possibilité de mise en abîme. Une énorme foule me suit et m’écoute parler de la foule, pourquoi ne pas l’utiliser pour générer des connaissances ? Régulièrement j’invite mes abonnés à participer à des expériences, comme les parties d’échecs que j’ai mentionnées plus haut. J’ai bénéficié, grâce à ma communauté, de données massives en peu de temps et sans surcoût. Sur mes 500 000 abonnés, 25 000 se sont mobilisés pour jouer aux échecs. Cette expérience collective a démontré pour la première fois que, alors que les échecs comportent de la stratégie et de la tactique, il y a bien une intelligence collective qui se développe chez une foule qui joue ensemble.
Les données produites ainsi avec mes abonnés génèrent des connaissances que je partage ensuite avec eux dans les vidéos. Tout le monde est content !
Chercheur en sciences cognitives à l’Institut Max Planck de Berlin, Mehdi Moussaïd est connu pour son livre Fouloscopie et sa chaîne YouTube du même nom.
Ingénieur en informatique, docteur en éthologie, il a travaillé préalablement dans un laboratoire de physique avant de rejoindre le Centre de recherche sur la rationalité adaptative.
Photo en-tête © David Ausserhofer / Photo bio © Christian_Jost
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