Résidence au Quai des Savoirs en septembre 2025
Si le dialogue arts-sciences est un des piliers du Quai des Savoirs, Sylvain Darrifourcq nous invite à faire un pas de côté dans notre manière d’appréhender ce couplage. Bruno Latour et Frédéric Ait-Touati, binôme phare de la recherche arts-sciences, ont eu pour projet de mettre en scène la science et de faire de la scène un laboratoire scientifique. Pour autant, cette ambition est-elle réalisable pour n’importe quelle science et pour n’importe quel art ? Comment ne pas appauvrir l’un des deux contenus en voulant à tout prix croiser les deux approches ?
Quai des Savoirs : Vous êtes en résidence au Quai des Savoirs cette semaine et vous étiez à l’IRCAM juste avant, pourriez-vous me parler des différentes étapes pour arriver ici ?
J’étais à l’IRCAM avec Clément Cannone qui dirige le département d’analyse des pratiques musicales là-bas.
L’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) est un grand centre de recherche publique qui croise création musicale et recherche scientifique, en ajoutant à cela une valeur de transmission. Le développement de ces trois axes transversaux lui ont permis d’acquérir une renommée mondiale dans le domaine de la musique.
On travaillait tous les deux sur la désynchronisation et on a voulu créer un projet ensemble. La semaine dernière, on a monté un groupe de quinze percussionnistes pour tester l’effet d’entraînement, c’est-à-dire le fait qu’on ait tendance à s’imiter les uns les autres, à se synchroniser. En arrivant au Quai, on a poursuivi nos expériences et on a travaillé sur l’analyse de nos expérimentations à l’IRCAM en axant sur ces deux questions : qu’est-ce que ça fait aux musiciens de fabriquer cette musique désynchronisée ? Et qu’est-ce que ça fait aux récepteurs ? Pour mesurer l’impact sur le public, on va passer commande à un compositeur, Karl Naegelen, qui va créer une musique désynchronisée. Les publics vont être équipés de smartphones avec des réponses à donner sur ce qu’ils entendent et on va essayer de recueillir leurs impressions à partir de différents protocoles.
Ce travail que vous faites là sur la désynchronisation, Clément et vous, c’est une forme d’hybridation entre votre métier de musicien et son métier de chercheur. Comment ces deux domaines s’articulent dans votre projet ? Qu’est-ce que ça vous apporte dans votre pratique de la musique ? Et qu’est-ce que ça peut apporter à Clément ?
Ce que dit Clément, c’est que toute la littérature a été centrée sur la synchronisation en psychologie cognitive et sociale. Il y a beaucoup moins de réponses sur le type d’action sociale qui nous amène à nous séparer les uns des autres, tout en ayant un but commun. Dans notre cas, faire de la belle musique.
De mon côté, suite à des expériences musicales purement artistiques, j’étais venu à me poser des questions de cognition, c’est à dire d’attention à ce que je joue et à ce que jouent les autres musiciens, des questions sur la mémoire, sur la capacité à traiter des informations diverses. On n’est pas habitué à écouter deux choses en même temps, il faut faire des allers-retours entre l’un et l’autre.
En France, il y a beaucoup d’expérimentations qui mélangent l’art et la science. Et on est assez sceptiques sur les résultats parce que c’est souvent une œuvre d’art maquillée avec un propos scientifique. Pour nous, art et science, c’est incompatible. L’art c’est plutôt une façon d’exciter notre système sensoriel et émotionnel pour créer des émotions. La science, c’est plutôt l’inverse, c’est inhiber notre système émotionnel et le contrer par la rationalité. C’est là qu’on a pensé à construire deux objets indépendants, un objet artistique et un scientifique.
Est-ce que finalement on peut dire que la désynchronisation que vous étudiez en musique pourrait aussi être perçue comme une désynchronisation avec la société ou l’industrie musicale ?
Je ne sais pas si c’est un hasard mais il se trouve que je ne me suis jamais senti très synchronisé avec ma génération, mon milieu, celui de la musique et des arts. Je suis issu d’un milieu très modeste, agricole et ouvrier. Ma formation intellectuelle et culturelle, je l’ai faite tout seul en lisant des livres et par le biais de l’école.
C’est très difficile de ne pas jouer le jeu de la productivité parce que produire c’est gagner sa vie. J’ai décidé de ralentir donc je gagne moins d’argent. Par contre, j’ai trouvé le moyen de dégager du temps et de m’impliquer un peu plus dans la société, notamment au sein des institutions. J’essaie de mettre plus de sens dans mon travail pour palier à cette course à la productivité.
D’un champ de recherche à un autre, d’un travail de création à un autre, sciences et arts se croisent, se challengent, se nourrissent, se questionnent. Mais il est intéressant de constater qu’autant les temps de recherche communs contribuent à l’avancée de l’un et l’autre mais ils nécessitent parfois d’être dissociés pour produire des créations plus qualitatives.